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KARSKAYA IDA
L’âge de colle
« Pas sur la pointe ! Vas-y, avance. Marche franchement dessus, essuie tes pieds, frotte bien » : les ordres donnés par Ida lorsque je pénètre dans son atelier me stupéfient toujours. De grands lambeaux de papier couverts de larges traces de peinture fluide tapissent le sol de la pièce où la dame à la crinière blanche se tient, tout au fond, bien assise, guettant les visiteurs et s’amusant de leurs hésitations. Le test qu’elle leur fait subir – avancer vers elle en piétinant les œuvres en devenir – est aussi l’une des méthodes qu’elle a imaginé afin que les matières destinées à ses futurs collages se patinent. Ses propres pieds, menus et fatigués comme ses mains, n’y suffisent plus. Elle peine à se déplacer. Les vieux papiers et les objets abandonnés divers, dont elle aime les tons sourds et les silhouettes graphiques, et qu’elle ramassait, par le passé, au fil des carrefours et des caniveaux environnants, se font rares sur la grande table de l’atelier. Y trainent encore quelques brindilles, rubans, baleines de parapluie, rondelles métalliques, fragments de chaîne de bicyclette, poupées cassées, feuilles d’automne et autres bouts de ficelle, parfois apportés par des amis. Mais désormais, les principaux matériaux employés sont les papiers salis par les va et vient dans l’atelier, auxquels je collabore malgré moi, entre 1984 et 1990.
Froissements, plis, déchirures, accidents, empreintes… Autant de traces de passages répétés, de signes d’usure accélérée, dont les graphismes aléatoires et les tons incertains ravissent Ida. Une fois à son goût, ratatinés à souhait, elle les déchire à nouveau puis les combine, et finalement les colle. Ils génèrent de nouvelles compositions, plus ou moins lyriques, toujours sensibles, qui prennent la suite des assemblages réalisés depuis un demi-siècle.
La matière première d’Ida, c’est toujours la mémoire. Elle réalise ses tout premiers collages peu de temps après la mort de son époux. Malaxer, gratter, triturer, écraser, réduire l’ordinaire en bouillie et s’en servir pour remodeler l’espace, réinventer le monde, lui donner corps fripé, râpeux, blessé... telle est la mission qu’elle s’est fixée. Aux poils des pinceaux elle a toujours préféré leurs manches, plus propices au creusement de sillons. Et, plus que tout, elle aime œuvrer à la main : « ses ongles, se souvient son fils Michel, on les sentait quand elle vous prenait dans ses bras, car ses ongles, elle s’en servait pour gratter les surfaces. Celle de la série des Gris quotidiens en particulier. Son œuvre est beaucoup plus humaine que ce que les gens imaginent. »
En 1948, lorsqu’elle démarre sa première grande série de peintures, les Jeux nécessaires et gestes inutiles, Ida affirme déjà son besoin de privilégier la matière plutôt que la figure, comme nombre d’artistes alors, tous abasourdis par le nombre des fantômes qui les cernent, au lendemain de la seconde guerre mondiale. Ida a alors 43 ans, peint depuis quelques années, en autodidacte, stimulée par l’exemple de son époux – qui fut peintre puis journaliste - et par l’amitié de l’artiste expressionniste Soutine.
Comme deux autres maîtres, Jean Fautrier et Wols (Wolfgang Schultze) dont l’œuvre la passionne, si elle interroge le mystère de la matière, elle l’ausculte aussi. En médecin qu’elle est, elle repère la forme des traces, constate les effets des coulures, décortique les épaisseurs. En 1952, pour ses premiers collages, elle utilise des écorces d’arbres, du goudron, des chutes de zinc ou des affiches arrachées. Quelques années plus tard, tandis que le concept de Nouveau Réalisme s’impose - autour de bricoleurs de génie nommés Arman, César, Dufrêne, Hains ou Villeglé – elle colle une paire de lunettes sur un carnet de notes grand ouvert. Ce qui la distingue de ce groupe, auquel elle n’adhère pas ? La priorité qu’elle donne à la poésie et à la mélancolie : Ida n’entend ni dénoncer la société de consommation, ni la célébrer. Ce qu’elle fabrique, ce sont des reliquaires. Des blasons célébrant d’insupportables disparitions. Infimes parfois, toujours injustes, comme celle de ces oiseaux écrasés sur les routes mexicaines, remarqués en 1961, lors d’un voyage. Elle en parle alors dans une lettre à son ami l’écrivain Jean Paulhan…
Bientôt Ida colle une tête de poupée, à même l’une de ses peintures, allégorie suprême d’une innocence définitivement enfuie. Des jouets surannés mènent le bal à la surface des œuvres, inondée de confettis étonnants : des lanières de cuir, en particulier, car au cœur du vieux quartier parisien où elle s’est installée, le Marais, l’artiste n’a qu’à se baisser pour récupérer les chutes abandonnées par les vendeurs de peaux et les tailleurs de vêtements, qui étaient ses voisins. Héritière de Surréalistes, elle arpente aussi les marchés aux puces, notamment en compagnie de son ami Castor Seibel, le marchand d’art écrivain. Elle y trouve par exemple, à la fin des années 1960, de toutes petites poupées vêtues de costumes régionaux multicolores, qu’elle utilise telles des ponctuations, au fil des grandes pages qu’elle couvre de taches et de traces sombres. « Travaille, travaille beaucoup petite fourmi, me disait-elle souvent. Travaille si tu veux parvenir à un résultat. Car mets-toi bien cela dans la tête : personne ne t’attend, personne n’a besoin de toi ! »
« De nos jours, il vaut mieux être un papier sans homme qu’un homme sans papiers » écrit en 1964 le dramaturge René de Obaldia (in Les Larmes de l’aveugle). Ida traque au même moment les feuilles, au fond des corbeilles comme des forêts, celle de Najac notamment. Collages des villes ou collages des champs, elle fait subir un même sort aux restes abandonnés par la culture et à ceux que délaisse la nature ; repérant ici comme là des graphismes évoquant des écritures énigmatiques, des flous rappelant des radiographies délicates, tous les signes qu’engendre le délitement des substances. Hommages aux mutations, aux métamorphoses, aux disparitions amorcées surtout… En collant les éléments dérivants qu’elle rescape, elle souligne la fragilité de tout ce qui nous entoure et nous constitue. Il est possible de repérer quelques éléments autobiographiques. Le bleu à nul autre pareil des paquets de cigarettes Gauloises par exemple, ou cette clef trouvée à Rochester, aux États-Unis, en 1961, l’année où Michel rencontra là Barbara, qui allait devenir son épouse, et la première confidente de l’artiste. Les fragments et objets inanimés choisis pour leur couleur, leur douceur et leur aspect emblématique, sont toutefois essentiellement intemporels et universels. Le temps et l’expérience en ont gommé tout élément anecdotique.
« L'oeuvre d'art doit directement agir avec toutes les vitalités » écrivait à 21 ans le futuriste italien Fortunato Depero, dans son Manifeste du Tactilisme, en 1913. « Les moyens nécessaires seront fils métalliques, de coton, laine, soie, colorés, papiers transparents (...), plume, ouate.» Un demi-siècle plus tard, cette leçon a porté nombre de fruits. Les œuvres de Karskaya en constituent de brillants. Plume noire frangée de bleu Turquoise, copeaux de cuivre, carton bouilli rehaussé de gouache lui donnant des reflets irisés dignes d’une pierre de rêve à la fin des années 1950 ; morceau de cadran d’horloge, papier goudronné puis griffé, petit morceau de pierre riche en mica, franges de fourrure, restes de dentelle et cadre ovale quelques années plus tard… « Tu mets trop de colle, ça ne vit pas » s’exclame l’artiste lorsque son fils lui donne un coup de main. « Elle voulait que ça tienne mais que ça vibre » se souvient-il. « Elle ajoutait toujours une vie. » Du vent, du souffle, du frou-frou : si chacun des collages de Karskaya est un bas-relief, c’est pour que le vent s’y faufile, fasse bruisser l’ensemble, l’avive. Fragilité, oui, mais dynamisme, aussi ! En témoignent par exemple les Mariachis, une œuvre de 1975 : une fois mis en scène sur un fond tacheté de couleur bleue, la silhouette de mousquetons rouillés, attifés de quelques restes de ficelle synthétique propre aux barques de pêche, et disposés autour d’une poupée de laine, rappelle celle de musiciens prêts à l’aubade, tels ceux qu’Ida rencontra lors de ses séjours au Mexique. Dans nombre de ses œuvres, la mélancolie va de pair avec l’humour. Voire, avec la malice. Cet univers facetté, kaléidoscopique, est celui d’Arlequin. Même au cœur des Gris quotidiens, il n’en finit pas de se faufiler. Une série est à ce propos particulièrement emblématique et théâtrale, en 1965 : Les invités de minuit. « Voici un cadavre baroque, un Chef d’état, une Mendiante grise-bleue, un Croque-enfant avec son orgue de barbarie, une Reine ivre, le séducteur, la Belle Gabrielle, la Pécheresse endurcie, le Gros petit, l’Aristocrate» raconte Françoise Livinec, qui leur consacre en 2001, dans sa galerie, une exposition. La série a été réalisée par Ida avec l’aide de son amie Esther Hess. « On dirait que tous ces invités de minuit sont décidés à s’amuser de leur folle rencontre, et que nous autres spectateurs sommes invités à nous amuser avec eux » écrivait en 1965 déjà, dans la revue XXe siècle, la critique Herta Wescher. C’est à cette période qu’Ida «terrorisait » les autres artistes, tant son exigence était intense, et son point de vue, impitoyable. « Aïe, la voilà » soupiraient les héros des vernissages d’alors. Le peintre géométrique Silvano Bozzolini me l’a rapporté : « on apercevait de loin sa silhouette si facilement identifiable, car vêtue d’une cape caractéristique. Alors, on pouvait dire adieu la tranquillité… »
Récupérer, imaginer : toute sa vie Ida transformera ingénieusement les aléas en merveilles. Ballons en matière plastique crevés ou assiettes en cartons usagées, tout ce qui était rond et vieux était bon, par exemple, lorsqu’il s’agit de figurer une planète. Les fourchettes et les cuillers bon marché se tordaient lorsque les invités les utilisent pour manger du melon, dans la maison de campagne ? Elle s’emparait de ces ustensiles et en faisait les personnages d’un petit théâtre, dont le décor était constitué par le flanc d’une valise en cuir épuisée, ou un morceau de fenêtre en bois déglinguée. L’Abbaye de Beaulieu en Rouergue, où son amie Geneviève Bonnefoi inaugura un centre d’art en 1970 ? Ida en sauva de la déchetterie des éléments de moulures baroques en stuc, et les colla sur des plaques de polystyrène utilisées pour l’isolation. Un peu de peinture bleue, quelques coups de pinceaux inspirés par les volutes récupérées, et une grande composition pleine de souffle qui donnait la sensation de partir au galop, en traineau, parmi les flocons, s’imposait. Karskaya n’est plus, rue Charlot, depuis quinze ans déjà. À chaque fois que je passe aux alentours de la porte du n°40, particulièrement le jeudi en début de soirée, au moment où nous avions coutume de partager la soupe au potiron apportée par la serveuse du bistrot voisin, je ne peux pas m’empêcher de ralentir le pas. Un papier d’aluminium, un bouton nacré ou une feuille de platane ocellée traine parfois sur le trottoir, qui m’injecte instantanément l’envie de folâtrer. La leçon de légèreté appliquée aux souvenirs que m’a donné Ida, sa façon de rendre envisageables tous les recommencements du monde, je ne suis pas prête de l’oublier.
Françoise Monnin, Paris, juillet 2014.