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MAURICE ANDRÉ
Découvrir une œuvre c’est tenter de s’ouvrir à l’inconnu mais c’est aussi s’avancer avec tout ce que l‘on a vu auparavant, y compris ce que l’on a oublié. « Voir comme celui qui vient de naître » à moins d’une ascèse extrême, relève de l’impossible.
En première instance, la peinture d’André Maurice semble nous ramener 70 ans en arrière, à un moment où le critique Michel Tapié proposait la notion d’art informel pour désigner un mouvement artistique majoritaire de l’après-guerre en France (et en Europe) où se retrouvaient des peintres dont André Maurice reconnaît l’importance pour son travail. Ce sont, par exemple et en simplifiant à l’extrême, des matiéristes, comme Fautrier et Dubuffet, où des abstraits lyriques, tels Zao Wou-Ki ou Nicolas de Staël. Ces références, auxquelles on pourrait en adjoindre d’autres, viennent simplement nous rappeler que la peinture naît avant tout de la peinture, mais aussi que nous restons démunis pour regarder l’œuvre, et davantage encore pour voir. La photographie page 4 de ce catalogue montre une peinture posée au sol sur fond de mur gris ; la base même de la peinture est d’un gris bleu et son centre occupé par une masse orange et rouge. Clignant à peine des yeux, elle m’est alors apparue comme une cheminée au foyer de braises ardentes, à l’image de l’ardeur à peindre de son auteur, tel que je le perçois. À la fin de la Seconde Guerre mondiale et avec les grandes catastrophes humaines qui l’accompagnent, des générations différentes d’artistes éprouvent la perte de la possibilité de représenter. Pour Colette Brunschwig, par exemple, cela conduira à l’usage exclusif du noir et du blanc, pour Fautrier, à la série des Otages, et ainsi pour tout un courant. Jeune héritier de cette histoire André Maurice copie certains et se trouve proche d’autres sans l’avoir cherché. Il semble alors qu’il éprouve déjà avec intensité que « l’objet propre de l’art du peintre […] n’est pas de faire une image, mais un tableau2 ». Des images, le spectateur peut en avoir envie. Ainsi, sachant la passion d’André Maurice pour Jules Verne, je suis prêt à reconnaître dans une œuvre de 1963 (encre de Chine et enduit sur papier, 43 x 56 cm, p. 20) le fameux Albatros, le navire volant de Robur-le-Conquérant, pris dans les brumes… Sur la soixantaine d’œuvres reproduites ici, une dizaine ont reçu un titre, soit en lien avec les formes qui ont surgi des mains du peintre, comme il est évident pour L’Enfant et les sortilèges (p. 47), soit grâce à la musique qui a accompagné la création et qui en devient indissociable, ainsi pour La Nuit transfigurée (p. 84). Les titres donnés par André Maurice peuvent aussi nous amener à voir ce que nous n’aurions peut-être pas su interpréter : Orphée et Eurydice (p. 61) ou Le Voyage d’hiver (p. 24). Ce n’est pas une imposition, ou alors l’artiste n’est que le médium de cette évidence, c’est comme un souffle et une attention supplémentaire de l’artiste à l’œuvre et à ses destinataires. « Parce qu’elle est art, la peinture se tient du côté de l’être, des choses (res) et comme l’on dit, de la réalité3. » C’est une sorte de sentiment, ou de mythologie personnelle, que toute peinture, même dite “abstraite”, expressionniste ou autre, ne fait qu’exprimer une réalité. Quelque part, quelque chose comme ce que nous voyons dans un tableau existe, dans le monde physique, et pas seulement dans un monde d’idées. Il y va de l’obscur et de la lumière, des pulsions et des couleurs, un magma s’expose, en vue du grand œuvre qui garde son mystère. Soudain un tableau est là, devant nous et se présente, sans représenter. Parfois des êtres apparaissent que l’on ne peut pas nommer (p. 55), parfois l’obscurité domine (p. 52), ou c’est le triomphe du bleu (p. 78-79) grâce au noir, au mauve et au jaune en contrepoint… notations peut-être délirantes et qui en appellent d’autres. J’ai l’image d’un géant, dans quelque antre de Vulcain, face à un polyèdre incommensurable, suspendu, creuset des couleurs en perpétuelle effervescence, et qui en arrache les faces pour nous les présenter…d’ailleurs, quelqu’un a-t-il jamais vu Maurice en train de peindre ? Il était question de réalité, peut-être le propos a-t-il un peu dévié… mais la réalité de la peinture c’est aussi sa présence dans l’espace que nous habitons et les modifications, voire les perturbations qu’elle y introduit. En sculpture, la chose est évidente les œuvres souvent monumentales de Richard Serra créent une distorsion de l’espace, mais les minuscules statuettes de Giacometti aussi. Nombre des peintures d’André Maurice m’apparaissent comme des morceaux d’espace qui ne se limitent pas au bord du support et entrainent avec elles ce qui les entoure. Il ne s’agit pas de négliger l’invitation à la contemplation, à la méditation, à la lenteur propre à la peinture, c’est plutôt une extension à l’environnement, sa capture qui, face à certains tableaux, nous déporte. La plus ancienne peinture de cet ouvrage (p. 11) date de 1958, quelques unes des années 1960, et le reste, du milieu des années 1990 jusqu’à aujourd’hui : un survol. Protégée par l’artiste et ses collectionneurs depuis vingt-cinq ans, l’œuvre avait subi antérieurement de grands dommages. Les premières reproductions du livre montrent l’influence de Nicolas de Staël et de Fautrier. Tout autre est l’impression donnée par les peintures depuis 1995 environ. À partir de là, - expérience toute personnelle - il n’y a plus pour moi de chronologie. Ou bien c’est ma méconnaissance de l’œuvre, ou bien la peinture a atteint, après tant d’épreuves, une sorte d’intemporel dans lequel le peintre est libre de se mouvoir consciemment ou non. On sait, en général, que le découpage des œuvres d’un peintre en styles successifs, auxquels pourraient tenir les commentateurs, n’a surtout de valeur que pour eux. Beaucoup d’artistes ont créé simultanément dans des styles différents, ou bien ont repris tardivement une période antérieure. Ce n’est pas une règle, c’est le plein exercice de leur liberté. On sait aussi que la division en musique, art du temps, et peinture, art de l’espace, est une simplification plus qu’abusive contre laquelle Klee s’inscrit en faux. L’expérience invoquée ne doit rien à cette dichotomie. C’est un sentiment fort éprouvé en présence des œuvres, dont je ne sais s’il sera partagé, qui paraitra peut-être absurde au peintre, et se pose pour moi comme une énigme. Mais si je m’enhardissais un peu, je dirais que ces peintures rassemblées un peu au hasard, m’ont procuré une expérience de la durée, par opposition au temps mesuré, et là, je crois que je pourrais être suivi. Sans vouloir spéculer, cela signifierait que chaque peinture se distingue de toutes les autres plus singulièrement parce qu’elle n’est plus la représentante d’un moment déterminé mais plutôt une émanation qui porte en elle la totalité de ce qui est propre à l’œuvre d’André Maurice. Invoquant la durée, je ne voudrais pas pour autant passer pour philosophe car : « Malheureusement, il semble que lorsqu’un philosophe parle de peinture, aucun peintre ne comprend ce qu’il dit ; de toute manière, ce que les philosophes appellent peinture semble être autre chose que ce que les peintres eux-mêmes désignent de ce nom4. » Ni pour un critique : « Semblable […] À l’araucaria qui étend ses branches dans un patio, Et qui forme son harmonie sans présenter ses comptes et ne fait pas le critique d’art, » Henry Michaux, Ecuador Gilles Courtois
1- De l’Allemagne, Paris, Firmin-Didot, nd., II, 32, p. 378 cité par Etienne Gilson, Peinture et réalité, Vrin, Paris 1972 2- Idem, p. 277. 3- Idem, p. 331. 4- Idem, p.298