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SELMES LAURENT
Garder son esprit vide et tranquille…
Les premières choses qui m'ont frappé dans les œuvres de Laurent Selmès, ce sont la simplicité et la pureté des effets visuels. Ses surfaces, que ce soit toile ou papier, attirent par leur silence, leur manière de ne pas en imposer, avec leurs effets de lumière à peine colorée, discrète mais présente. Comment dire cette coexistence de la simplicité et de la présence ? Ce qui m’a touché aussi, c'est une puissance d'absorption particulière : les surfaces attirent et captent le regard sans que celui-ci soit distrait par le lieu, par l’environnement extérieur. Beaucoup d’œuvres minimales produisent un effet sur l'espace où elles sont montrées : elles vont en dehors d’elles-mêmes. Je pense ici aux admirables Tabulas lilas de Hantaï exposées en 1982 à la galerie Jean Fournier, où le blanc peint sur le fond blanc des toiles alvéolées et comme gaufrées engendrait une luminosité diffuse couleur lilas dans tout l'espace d'exposition. Cette couleur lilas montait et se répandait au fur et à mesure que descendait la lumière du jour. Cet effet atmosphérique du minimalisme est, je suppose, la raison pour laquelle le critique Michael Fried lui reprochait d’un mot excessif, lui-même théâtral, sa « théâtralité ». Selmès, lui, attire et contient notre regard à l'intérieur de ses peintures et de ses dessins. Peu importe presque où ils sont placés : ils arrêtent et absorbent le regard sur ce peu de choses coloré et vibrant. Autre effet troublant, ces œuvres ne sont pas instables, pas mouvantes. L’instabilité, le mouvement, ne sont pas par principe condamnables : c’est un autre choix. Ils sont de l’ordre des effets cinétiques que le cinétisme, si justement nommé, a multipliés avec bonheur. Elles ne sont pas fermées non plus. La fermeture, qu’il vaudrait mieux d’ailleurs appeler scellement, c’est autre chose : c’est le scellement des monochromes sans accroc ni tremblement qui fixent le regard sur une surface profonde, lourde de passages et de temps, mais impénétrable. Le temps est rendu visible chez Selmès non dans les œuvres mais dans leurs séries, avec leurs légers décalages. Il se donne aussi dans les tremblements produits par l’enfouissement des lignes colorées – sans rien de démonstratif. Cela se sent à peine. Surtout pas d’effet grandiloquent. La dimension réduite de ses œuvres prévient les effets de sublime ou les affirmations péremptoires du peu, qui ne sont pas si rares qu’on pense : il y a effectivement parfois hélas une théâtralité du rien.
L’art de Selmès relève, je n’hésite pas à prononcer le mot, du minimalisme, mais parler de minimalisme à son propos ouvre une interrogation plus qu’il ne la ferme. A nous de nous interroger sur une pratique extrêmement variée et nuancée en dépit du « peu » avec lequel elle travaille. Je commencerai par une caractérisation « apophatique », comme dans la théologie négative qui dit ce que Dieu n’est pas - en disant de quel minimalisme Selmès ne relève pas. Il ne relève absolument pas d’un minimalisme conceptuel opérant à partir d'une réflexion ou d'une déconstruction de la peinture. Les artistes qui entreprirent dans les années 1960-1970 de déconstruire la peinture académique-bourgeoise aboutirent souvent à la toile nue, au châssis démonté, ou au monochrome. Je pense à Buraglio, à Pincemin, à Charvolen ou à Devade. Ce n’est pas le propos de Selmès. L’œuvre de Selmès ne relève pas non plus d’un minimalisme d’ambiance ou d’atmosphère agissant souvent avec les moyens du sublime (« c’est grand ») sur l’espace environnant et sur la situation, à la manière de Serra ou de Judd. Parfois les dessins de Selmès ont la délicatesse lumineuse de certaines installations de Flavin mais sans l’attirail électrique spectaculaire qui ramène brutalement à la réalité – et ça change tout. Elle ne relève pas d’un minimalisme rigoriste, j’oserais presque dire « suisse », à la manière de Honegger. Pas non plus du minimalisme matiériste de Ryman, même si la poésie de Ryman n’est pas loin – mais justement sans la matière. Chaque fois chez Selmès, il manque au minimalisme un quelque chose qui a à voir avec la lourdeur de l’affirmation ou de ses moyens. Selmès m’a dit avoir été énormément impressionné, quand il était encore étudiant, par une rencontre avec Aurélie Nemours. Elle lui fit probablement comprendre par avance l’importance de la règle, mais il ne s’est pas pour autant inscrit dans une lignée géométrique presque ascétique. Ses géométries sont tremblées, vibrantes.
En revanche, je discerne dans son œuvre quelques affinités subtiles et discrètes, des affinités de peintre. Selmès dit avoir une grande admiration pour un peintre italien, Antonio Calderara – un artiste étonnant qui fut d’abord figuratif puis passa sur le tard à l'abstraction. Ses paysages comme ses abstractions dégagent une subtile douceur colorée, une sorte de sfumato qui fond les contours et les formes en les laissant trembler dans une pénombre lumineuse. Pour ma part, je suis surtout impressionné par la parenté étroite des œuvres de Selmès avec celles d’une des artistes que j’admire le plus, l'américaine Agnès Martin, morte en 2004. Les tableaux d’Agnès Martin, comme certains dessins de Selmès, montrent des grilles de format carré, avec une multitude de lignes au crayon et de bandes de couleurs qui engendrent des états émotionnels calmes et silencieux. Malgré des œuvres en apparence si simples, pauvres et sereines visuellement, Martin se définissait comme expressionniste abstraite. Elle refusait l’étiquette de minimaliste, avec ce que ce mot véhiculait alors de théâtralité de la pauvreté. Selmès, comme Agnès Martin, s’adresse à un regard concentré et recueilli, pris dans le tremblement des lignes et le peu de couleur. Je ne cherche pas à reconstituer ici une filiation historique prestigieuse. De toute manière, Agnès Martin est restée ce qu’on appelle avec vénération une « peintre pour peintres ». Je veux juste souligner une communauté de sensibilité et d’engagement, une ressemblance de famille. Laurent Selmès parle lui-même de son minimalisme sensible. C’est juste mais peut-être encore trop modeste. En plus de la sensibilité, il y a en effet chez lui de la vérité. J’emploie ce terme galvaudé mais beau de vérité pour éviter celui d’authenticité qui porte avec lui trop de subjectivité et de pathos. Cézanne parlant de vérité en peinture ne voulait pas être authentique mais vrai. Il fuyait l’impression et recherchait la logique de l’objet. Selmès, pareillement, est vrai dans un travail coupé de son auteur et coupé aussi des objets extérieurs. Seule l’œuvre est vraie. Je ne peux m’empêcher de citer pour finir Agnès Martin sur sa peinture parce qu’on dirait qu’elle parle aussi de celle de Selmès : « Mes tableaux n’ont ni objet ni espace ni ligne ou autre – il n’y a aucune forme. Ils sont faits de lumière, de luminosité ; ils parlent de fusion, de ce qui n’a pas de forme, de dissolution de la forme. Face à l’océan, on ne pense pas à la forme. » (La perfection inhérente à la vie, Beaux-Arts éditions, page 11). Ou cette autre pensée, si forte quand on sait la place que tient la musique chez Selmès : « Un travail artistique complètement abstrait, libre de toute référence à l’environnement, est comme la musique et provoque les mêmes réactions. Nous réagissons à la ligne, au ton et à la couleur de la même manière qu’au son et, comme la musique, l’art abstrait est thématique. Il a pour nous un sens qui dépasse les mots. Ces sérigraphies (Martin parlait de ses sérigraphies à elle) expriment l’innocence de l’esprit. Si on peut entrer dedans et garder son esprit aussi vide et tranquille qu’elles, tout en sachant ce qu’on ressent, alors on réagira pleinement à ce travail. » (loc. cit., page 53)
Yves Michaud octobre-novembre 2023
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